mercredi 24 février 2010

Petit Ours brun, j'aurai ta peau


Ça revient toujours comme une litanie… On ferme le livre avec le sentiment du devoir accompli. On s'imagine déjà vautrée sur le canapé, l'œil rivé sur une série télé, enfin peinarde, la chère tête blonde, ou brune, ou rousse, endormie sous sa couette… On croit que c'est gagné. Mais il y a cette petite phrase : « Raconte-moi encore ».
On essaie bien de tergiverser, d'aligner des arguments qu'on veut croire imparables : « Non, il est tard, demain, tu as école. » Mais la chère tête blonde, ou brune, ou rousse, tient bon : « S'il te plaît, raconte-moi encore, rien qu'une petite fois… » Alors on fait appel à sa compassion : « Maman est fatiguée, demain si tu veux. » Mais la chère tête blonde, ou brune, ou rousse, n'en a visiblement rien à cirer et commence à grimacer. Et ça d'expérience, on sait que ça va finir en gros sanglots et qu'on pourra faire une croix définitive sur l'option canapé avec Dr House intégré.
On aimerait lui hurler à la chère tête blonde, ou brune, ou rousse : « Maman est éreintée, exténuée, harassée, crevée, lessivée, HS ! et elle en a marre des aventures de Petit Ours brun ! D'ailleurs, si ça ne tenait qu'à elle, elle l'enverrait bien dans les Pyrénées, Petit Ours brun, pour qu'il se fasse dégommer par les chasseurs ! » Mais on regarde sa chère tête blonde, ou brune, ou rousse, on reprend le livre la mort dans l'âme et on soupire : « D'accord, mon chéri, mais une fois, pas plus… »

Illustration : Petit Ours brun, de Danièle Bour

mercredi 10 février 2010

L'ombre d'un doute


Cela commença par un léger décalage. Au début, elle n'y prêta pas attention, puis un jour ensoleillé où elle levait la main pour héler un taxi, son ombre sur le trottoir resta immobile. Pendant le trajet, elle se dit qu'elle avait rêvé, elle haussa les épaules et se plongea dans ses dossiers.
Mais les jours suivants, elle commença à épier son ombre. Le midi, pendant la pause-déjeuner, quand le soleil était à son zénith et que son ombre aurait dû se ratatiner à ses pieds, elle se déployait comme une corolle. A l'inverse, quand la lumière rasait l'horizon et que son ombre aurait dû s'étirer comme un élastique, elle se recroquevillait timidement.
Un soir, dans sa chambre, elle essaya même de faire des ombres chinoises. Mais quand elle voulut représenter un lapin, c'est un oiseau qui s'envola sur le mur blanc. Elle tenta un dromadaire et se retrouva avec un poisson-chat… Il lui fallut bien se rendre à l'évidence : son ombre ne lui obéissait plus.
Alors, elle se mit à dépérir. Elle, la chef d'entreprise redoutée par ses salariés, sursautait au moindre bruit, jetait des regards effrayés derrière elle comme si un ennemi invisible la menaçait. Dans les couloirs, la rumeur commença à circuler que la patronne avait peur de tout, même de son ombre. Au fil des semaines, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. L'entreprise périclita et finit par faire faillite. Et au bout de quelques mois, celle qui, au cours des années avait bataillé ferme pour se faire une place au soleil, ouvrit la fenêtre et bascula à jamais dans le royaume des ombres.

Photo : Ombres, de Richard Vantielcke

dimanche 7 février 2010

Le divan


Nous étions une cinquantaine rassemblés dans la salle d'exposition de ce grand magasin d'ameublement. Canapés, méridiennes, chauffeuses et enfin divans, dont j'étais sans conteste le plus beau modèle. Lignes sobres, épurées. Classique, avec une pointe d'avant-gardisme. J'avais pleinement conscience de ma qualité exceptionnelle, attestée par le label dont on m'avait gratifié. J'étais neuf et vaniteux en ce temps-là et regardais avec condescendance les clic-clac et autres convertibles bon marché. Leurs couleurs criardes, leurs entrailles en mousse et en fibres synthétiques ne pouvaient rivaliser avec ma pure laine vierge tissée main.
Pièce maîtresse de l'exposition, j'attirais les regards. Des hommes seuls me contemplaient d'un air songeur, imaginant sans doute quelque voluptueuse créature qui les attendrait là, alanguie et offerte. Les week-ends, des familles défilaient devant moi, m'admirant avec tout le respect que l'on doit à un rêve inaccessible. Je recevais ces hommages comme un dû et attendais patiemment mon heure, persuadé d'être promis à un bel avenir. Suite princière ou hôtel particulier, tel était le décor qui convenait à ma beauté, tandis que les autres, pauvres canapés-lits dénués de grâce, meubleraient la salle à manger d'un quelconque appartement HLM.