mercredi 10 février 2010

L'ombre d'un doute


Cela commença par un léger décalage. Au début, elle n'y prêta pas attention, puis un jour ensoleillé où elle levait la main pour héler un taxi, son ombre sur le trottoir resta immobile. Pendant le trajet, elle se dit qu'elle avait rêvé, elle haussa les épaules et se plongea dans ses dossiers.
Mais les jours suivants, elle commença à épier son ombre. Le midi, pendant la pause-déjeuner, quand le soleil était à son zénith et que son ombre aurait dû se ratatiner à ses pieds, elle se déployait comme une corolle. A l'inverse, quand la lumière rasait l'horizon et que son ombre aurait dû s'étirer comme un élastique, elle se recroquevillait timidement.
Un soir, dans sa chambre, elle essaya même de faire des ombres chinoises. Mais quand elle voulut représenter un lapin, c'est un oiseau qui s'envola sur le mur blanc. Elle tenta un dromadaire et se retrouva avec un poisson-chat… Il lui fallut bien se rendre à l'évidence : son ombre ne lui obéissait plus.
Alors, elle se mit à dépérir. Elle, la chef d'entreprise redoutée par ses salariés, sursautait au moindre bruit, jetait des regards effrayés derrière elle comme si un ennemi invisible la menaçait. Dans les couloirs, la rumeur commença à circuler que la patronne avait peur de tout, même de son ombre. Au fil des semaines, elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. L'entreprise périclita et finit par faire faillite. Et au bout de quelques mois, celle qui, au cours des années avait bataillé ferme pour se faire une place au soleil, ouvrit la fenêtre et bascula à jamais dans le royaume des ombres.

Photo : Ombres, de Richard Vantielcke

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