lundi 5 avril 2010

Beuverie sentimentale


Il commanda un autre whisky au serveur. A trois heures de l'après-midi, c'était déjà le troisième. C'était pas dans ses habitudes de se bourrer la gueule, mais là il n'en pouvait plus. Sa vie partait à vau-l'eau. Son entreprise au bord de la faillite et sa Sophie qui, il en était sûr, fricotait avec Bruno, son associé et meilleur ami. Il étouffa un ricanement amer, ça lui rappelait une chanson de Charlebois : « et j'ai retrouvé ma Sophie, elle était dans mon lit avec mon meilleur ami… » Même son malheur manquait d'originalité.
Le pire, c'est que c'était dans la logique des choses. Que Sophie, belle et intelligente, l'ait choisi lui, spécialiste des projets qui capotaient, affligé, qui plus est, d'un physique passe-partout et d'une calvitie précoce, ça tenait du miracle. Et les miracles, c'est ce que la vie a inventé de mieux pour vous laminer une fois qu'elle vous a fait croire à l'impossible… Alors à un moment donné, il faut payer l'addition pour délit de rêve insensé.
C'est en hélant le serveur pour un quatrième whisky qu'il la remarqua. Elle était assise un peu plus loin à une table, seule, les yeux fixés sur lui. Un regard à la fois mélancolique et joyeux. Une étrange alchimie qui le troubla. Il esquissa un sourire, puis effrayé de son audace se réfugia dans la contemplation de son verre. Il avait eu le temps de voir qu'elle était jolie. Très jolie. Avec une fragilité dans le port de tête émouvante. Un peu comme ces fleurs coupées qui ploient sous le poids de leurs pétales. Il lui jeta à nouveau un bref coup d'œil, elle le regardait toujours. Avec intensité. Jamais aucune femme ne l'avait regardé avec une telle intensité, même les rares qui l'avaient aimé.
Il savait qu'il ne l'aborderait pas. Trop timide ou trop lâche. Mais curieusement l'intérêt qu'elle semblait lui porter avait fait voler en éclats sa tristesse. Il se sentit ragaillardi, prêt à envoyer paître Sophie et Bruno. Et c'est le cœur presque léger qu'il demanda l'addition.
En sortant, il glissa un regard furtif et reconnaissant à la jeune fille. Un regard si furtif qu'il ne remarqua pas, appuyée contre le rebord de la table, la canne blanche de la jeune femme.

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