mercredi 17 mars 2010

Chute


Des idées, il n'en avait pas. Pourtant, ce n'était pas faute d'être sollicité. Au cours des soirées entre amis, des repas de famille. Sur un peu tout. La politique, l'éducation, le nucléaire, la taxe carbone, les femmes, le dernier prix Goncourt… Mais rien. Pas un soupçon d'opinion. Alors, on insistait. « Mais enfin qu'est-ce que tu en penses? T'as bien une idée? » Mais non, justement, il n'en avait pas. Ou peut-être trop. Les pour, les contre, les peut-être s'entrechoquaient dans sa tête. Alors il préférait ne rien dire.

Avec sa femme, c'était pareil. « A ton avis, je mets ma robe verte ou la rouge? Cet été, on va en Corse ou en Grèce ? » Il se contentait de répondre «comme tu voudras» parce que que ce soit en vert ou en rouge, en Corse ou en Grèce, il l'aimait envers et contre tout. Mais au fil des années, il n'avait pas vu le sourire plein d'indulgence de sa femme se transformer en moue d'exaspération. Il pensait que son amour muet était plus fort que les avis tranchés des uns et les opinions inébranlables des autres. Mais il faut croire que ça ne lui suffisait pas à sa femme, car un beau jour elle l'a quitté.

Là encore, il n'avait pas la moindre idée des raisons qui l'avaient poussée à le plaquer. Mais pour une fois, il n'a pas hésité. Il a ouvert la fenêtre, a enjambé la balustrade et a sauté. Curieusement, pendant sa chute, il s'est mis à fourmiller d'idées. Sur tout. La vie, la mort, l'amour, le temps… Des milliers d'idées jaillissaient de ses neurones, enfin libérées de leur cocon. Comme si cette ultime culbute donnait un coup de fouet à son cerveau endormi depuis si longtemps. Juste avant de s'écraser sur le bitume, il s'est dit que cette défenestration était la meilleure idée qu'il avait jamais eue. Il a juste regretté de ne pas l'avoir eue plus tôt et que sa femme ne soit plus là pour l'admirer.



Photo : Yoan Bernabeu

samedi 6 mars 2010

Le veuf


Voilà c'était fini. Il avait remercié les amis, les voisins, les parents. Il avait décliné poliment les invitations des uns et des autres à venir les voir si ça n'allait pas. Il avait dissuadé sa sœur de s'installer chez lui quelques jours. Et après avoir étreint longuement sa belle-mère, il était retourné dans son appartement.

Là, il avait ouvert les placards et jeté toutes les affaires de sa femme dans un grand sac. Robes, jupes, tailleurs, chemisiers, chaussures. Même cette paire en cuir rouge et aux talons vertigineux qu'elle aimait tant. Puis il avait vidé les tiroirs où elle rangeait sa lingerie. Sa main s'était un instant attardée sur la douceur de la soie, la fragilité des dentelles puis s'était aussitôt ressaisie. Avec la même détermination, il avait rangé ses livres, ses CD dans un grand carton. Il y avait ajouté les albums photos. Ses photos. Leurs photos. Celles de leur rencontre, de leurs fêtes, de leurs vacances. Tous ces menus instants qu'ils pensaient éternels. Il avait résisté à la tentation de les regarder. Boîte de Pandore autrement plus redoutable que le cercueil clos du matin même.

Après un dernier coup d'œil pour voir s'il n'avait rien oublié, il avait chargé sacs et cartons dans le coffre de sa voiture et les avait apportés à la déchetterie.

De retour chez lui, il s'était assis à la table de la cuisine. Et dans la lumière rasante du soir, il l'avait aperçu sur le sol. Long, légèrement ondulé, doré. Il s'était penché et l'avait ramassé. Et là en contemplant un des cheveux de sa femme, il s'était mis à pleurer.

Illustration : Le Jeune Apprenti, d'Amedeo Modigliani