dimanche 7 février 2010

Le divan


Nous étions une cinquantaine rassemblés dans la salle d'exposition de ce grand magasin d'ameublement. Canapés, méridiennes, chauffeuses et enfin divans, dont j'étais sans conteste le plus beau modèle. Lignes sobres, épurées. Classique, avec une pointe d'avant-gardisme. J'avais pleinement conscience de ma qualité exceptionnelle, attestée par le label dont on m'avait gratifié. J'étais neuf et vaniteux en ce temps-là et regardais avec condescendance les clic-clac et autres convertibles bon marché. Leurs couleurs criardes, leurs entrailles en mousse et en fibres synthétiques ne pouvaient rivaliser avec ma pure laine vierge tissée main.
Pièce maîtresse de l'exposition, j'attirais les regards. Des hommes seuls me contemplaient d'un air songeur, imaginant sans doute quelque voluptueuse créature qui les attendrait là, alanguie et offerte. Les week-ends, des familles défilaient devant moi, m'admirant avec tout le respect que l'on doit à un rêve inaccessible. Je recevais ces hommages comme un dû et attendais patiemment mon heure, persuadé d'être promis à un bel avenir. Suite princière ou hôtel particulier, tel était le décor qui convenait à ma beauté, tandis que les autres, pauvres canapés-lits dénués de grâce, meubleraient la salle à manger d'un quelconque appartement HLM.

Mais au fil des semaines, je commençai à déchanter. Mes compagnons se vendaient comme des petits pains, et je restais là, objet de convoitise certes, mais inabordable et inutile. Peu à peu, je sentis que j'agaçais les vendeurs. On regrettait de m'avoir acheté, j'étais trop haut de gamme pour la clientèle de ce quartier populaire. C'est le directeur en personne qui planta la première banderille. Une affichette jaune fluo sur laquelle était mentionné : « Promotion exceptionnelle - 20 % ! ». Mais même en promotion, j'étais encore trop cher. Alors, deux semaines plus tard, on planta la deuxième banderille : « A saisir : - 40 % ! ».
Ce fut le début de la déchéance. Ces mêmes familles qui n'osaient pas me toucher il y a quelques semaines à peine se vautraient sur moi, me palpaient comme un vulgaire matelas, mettaient en doute ma qualité. Des gamins mal élevés me sautaient dessus, comme si j'étais un trempoline. Certains vendeurs indélicats allèrent même pendant leur pause jusqu'à poser leurs chaussures douteuses sur mon ventre, flétrissant ma beauté de leurs auréoles de café et de la cendre de leurs cigarettes. C'est alors qu'on me porta l'estocade finale. « A liquider : - 60 % ! » J'étais définitivement déclassé, bradé, vendu à l'encan.
Ma vie devint un enfer. Je n'espérais plus rien, j'attendais la mort. Quand, un jour, un homme s'arrêta longuement près de moi. Fines lunettes cerclées d'or, costume de velours, une petite cinquantaine à vue de pattes d'oie. Il pencha la tête, lut avec attention l'infâmante étiquette, sembla hésiter, puis se rapprocha. Sa main m'effleura, elle était douce. Une main d'esthète. Je retenais mon souffle de crainte de l'effrayer et qu'il rebrousse chemin m'abandonnant à jamais. Il caressa délicatement mon tissu 100 % laine. Je repris espoir. Juste avant sa venue, deux monstres d'une dizaine d'années m'avaient laminé, l'un avait même entrepris d'écrire sur mon flanc au feutre bleu indélébile « merde à celui qui le lira », heureusement arrêté dans son forfait par un employé charitable. L'homme commença à tourner autour de moi, s'enhardissant jusqu'à poser sur moi un arrière-train timide qu'il fit tressauter deux fois pour estimer mon confort. Quand un vendeur se précipita, et que l'homme bien loin de fuir s'enquit des délais de livraison, je sus que j'étais sauvé.
La pièce dans laquelle il me fit installer n'était pas très grande, mais chaleureuse. Des bibliothèques couvertes de livres, un bureau et deux fauteuils en cuir. Quelques aquarelles au mur. Ce n'était pas la suite princière dont j'avais rêvé, mais ce décor d'intellectuel flattait mon ego, qui avait repris du poil de la bête depuis que l'homme m'avait adopté. Après le départ des livreurs, il me revêtit d'un dessus de lit et de quelques coussins. Il recula de quelques pas et me contempla d'un air satisfait. Puis il éteignit la lumière et partit. Je restai dans le noir, décontenancé.
Il revint le lendemain matin, tapota mes coussins, lissa mon tissu puis s'installa à son bureau pour y consulter des dossiers. A 10 heures, la sonnette retentit. Il alla ouvrir et revint accompagné d'un homme visiblement agité. Tout en tenant des propos incohérents, le visiteur s'allongea sur moi, et éructa insultes et grossièretés qui semblaient s'adresser à sa mère. Au bout d'une demi-heure, il se leva, maugréa un au revoir maussade et déposa quelques billets sur un guéridon. Cinq minutes plus tard, mon propriétaire introduisait une jeune femme, qui se jeta sur moi pour y éclater en sanglots. Ce fut comme ça toute la journée. Une succession d'inconnus s'affalèrent sur moi, sans que mon propriétaire n'y trouvât à redire. D'ailleurs il restait étrangement silencieux, sauf quelques « Mmmm », « Oui… ».
Sur qui étais-je tombé ? Un proxénète d'un genre nouveau qui vendait mes charmes à des clients pervers et divanmaniaques ?
Puis au fil des jours, je compris, mon maître était psychanalyste. Je n'entendais rien à cette discipline, mais je sus très vite que j'en étais l'élément central. Sans moi, point de salut. Mais il fallait me mériter. Les patients novices n'étaient pas autorisés à m'occuper et devaient rester assis dans le fauteuil de longs mois avant de pouvoir prétendre à l'intronisation. Mais je voyais combien je les fascinais. Pendant les séances, ils coulissaient vers moi des regards concupiscents ou craintifs. Et enfin le grand jour arrivait, celui où mon maître les invitait à prendre place sur moi. Timides, ils s'asseyaient alors du bout des fesses, n'osant étendre leurs jambes, tandis que mon maître les encourageait doucement. Alors ils s'allongeaient, raides, crispés, anxieux, comme une jeune vierge lors de sa nuit de noces.
Pendant des années, j'ai assisté mon maître. Réceptacle de la souffrance humaine, j'ai tout enduré. Coups de pied, coups de poing, insultes et larmes. Et ce qui devait arriver arriva. Il y a quelques semaines, alors qu'un patient s'allongeait, du profond de mes entrailles s'est élevé un long gémissement. Une sorte de cri primal. Qui était aussi mon chant du cygne (du "signe" aurait dit mon maître). Car la situation a empiré. Je n'ai plus cessé dès lors de soupirer, de gémir, de geindre. Si j'avais le cœur à rire, je dirais que je "sommiétisais". La thérapie des patients s'en est trouvée ralentie et mon maître a commencé à me regarder avec suspicion.
Et hier soir, j'ai su que c'était fini. Son dernier patient parti, mon maître a saisi un catalogue d'ameublement, l'a longuement consulté et soudain son visage s'est éclairé. Il a corné une page puis il a téléphoné au service d'enlèvement des objets encombrants.

Illustration : Nu au divan rouge, de Moïse Kisling

1 commentaire:

  1. Des quatre textes de ce blog, celui-ci est mon prefere. Mais peut-etre faut-il avoir tâté du divan pour goûter son anthropomorphisation
    ( c'est comme ça qu'on dit ? )

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